Performance (récit raconté lors d’une session de tissage sur le vélo à tisser), 20 min
Le vélo à tisser Jaques Anquetil retrace la vie d’un Jacques Anquetil fictif, dont l’histoire s’inspire à la fois de celles de ses homonymes, mais aussi d’autres penseurs et artistes tels que William Morris, Marcel Duchamp…
Cette performance associe mon propre travail de recherche sur le paysage à celui de ces « mythes » dont je m’inspire, tout en interrogeant la manière dont ils se sont construits et transmis. Le texte et le textile s’entremêlent, révélant par la même occasion leur racine latine étymologique et philosophique commune : texere (tisser, écrire).
Cette pièce s’inscrit dans la continuité des recherches que j’ai entamées lors de ma résidence au Bel Ordinaire (Pau) et fut élaborée dans le cadre d’une invitation pour le cycle de performances de Föhn :
https://fohn.fr/performances/nathalie-bekhouche/
Vues de l’atelier de recherche, Bel Ordinaire, 2022, Pau, de l’installation à l’espace Continuum, 2023, Bordeaux, et de l’exposition des objets étranges, Atelier Alain Le Bras, 2023, Nantes
Crédits spécifiques : Aida Lorrain, Cécile Delassalle et Élise Girardot
« […] Un été, alors qu’il se trouve en Normandie pour la rédaction d’un article sur le travail du lin, il observe avec un grand étonnement l’effervescence qui se joue autour de cette compétition sportive. Il réalise alors l’importance qu’a le Tour de France pour les français, mais aussi pour les étrangers. Autour d’une même discipline, le vélo, les gens de tous horizons se regroupent et se retrouvent pour célébrer et partager, le temps d’un été, les aventures de leurs héros locaux. Le Tour de France est l’occasion à la fois d’en apprendre plus sur soi-même, mais aussi d’en apprendre sur les autres.
Jacques Anquetil est instantanément fasciné par l’univers du cyclisme et son esprit de camaraderie. Il se met rapidement à pratiquer lui-même le vélo.
La roue est probablement l’une des innovations technologiques les plus importantes de l’humanité. Celle-ci sert tant pour le tissage que pour le transport. C’est probablement le premier lien technique que Jacques Anquetil fait entre l’univers du tissage et celui du cyclisme. Et pourtant, les vélos sont les archétypes mêmes des horribles objets industriels. Quelques artistes avaient déjà traité ce sujet en s’intéressant justement à la roue. Jacques Anquetil comprend que l’industrialisation n’est pas fondamentalement néfaste. Mais le véritable problème se situe plutôt dans la manière dont les machines soumettent les humains à leur rendement infernal. Le vélo, bien qu’il soit froid et métallique, a quelque chose de vivant. Car le cycliste fait corps avec le vélo de la même manière que le tisserand fait corps avec le métier. Et, par le déploiement populaire de la discipline cycliste et l’enthousiasme global du Tour de France, Jacques Anquetil a le sentiment d’avoir enfin trouvé une cohérence entre ses recherches sur le langage des savoir-faire et l’industrialisation. Et pour mettre en pratique concrètement cette idée, il fabrique le tout premier vélo à tisser.
Il aimait beaucoup les récits que les journaux ou les fanatiques du Tour se racontaient de leurs grands champions. Le vélo permettait, tout comme le tissage, de fabriquer des histoires. Le maillot jaune faisait partie pour lui de ces symboles universels contemporains en étant un mythe et une réalité vivante à la fois. Lorsque le maillot jaune était sur son vélo, il lui partageait sa force et son énergie vitale. Pendant le temps de la course, ensemble ils ne faisaient plus qu’un.
De Tour de France en Tour de France et de peau en peau, le maillot se tissait des récits écrits sur et pour lui. Mais, au delà d’un objet textile, l’élément le plus flagrant qui associe le métier à tisser au vélo est probablement le mouvement. Un mouvement cyclique, comme un motif répétitif. Le vélo à tisser ne bouge pas. On ne pédale pas avec le vélo à tisser, les jambes doivent rester statiques. Le mouvement se décèle ailleurs… »
Extrait de la performance Le vélo à tisser Jacques Anquetil
« Un jour, alors que Jacques Anquetil était sorti faire un tour sur son vélo, il se mit à observer le territoire. Il n’avait jusque là jamais réalisé la ressemblance flagrante entre les champs agricoles et les textiles. Il écrivit :
« J’avais l’impression d’être immergé au sein d’un immense patchwork textile. En suivant le tracé de la route, j’avais l’impression d’être sur le fil reliant les différents morceaux de tissus qui le composaient. J’avais le sentiment, à chaque coup de pédale, de tisser le paysage. Je n’avais jamais eu autant l’impression d’être sur un métier à tisser qu’à ce moment précis, cet instant, suspendu dans l’espace et le temps, où je n’étais plus qu’un fil de trame. »
Le tissage avec le vélo à tisser s’effectue dans un cadre, semblable à la structure d’un tableau ou d’une fenêtre. Le châssis devient alors un point de vue, un cadrage.
Le tissage n’est plus alors un simple tissage mais une image. Une représentation. Il incarne le paysage en symbolisant aussi la route que l’on parcours lorsque l’on pédale.
Le tissage raconte ce voyage.
Les jambes statiques sur les pédales rappellent ces instants où le vélo se tracte seul, et le corps est au repos. Ces moments où une pente, ou une vélocité suffisante, permettent, un instant, de souffler en se laissant porter.
Le temps est suspendu, tout s’arrête, et le paysage peut alors s’imprimer dans la mémoire comme une image photographique.
Jacques Anquetil voulait tisser cette route et les paysages pour rendre compte de cette impression magique d’être sur un métier à tisser, à califourchon sur son vélo.
Lorsqu’un tissage était terminé, il l’enroulait sur lui-même et disait :
« J’ai toujours pensé qu’un ballot de paille est semblable à un fragment de paysage, de la même manière qu’un tissage de coton ou de lin. La différence, c’est que le ballot, par sa forme finale, enroulé sur lui-même, suggère bien davantage le mouvement cyclique du métier à tisser qu’un simple tissage. Il l’incarne littéralement. Le paysage se dessine lui-même par le passage de cycles : le temps, les jours, les saisons, les années. J’ai toujours cherché une manière de parler de notre rapport à l’espace et au temps, de la même manière que j’ai toujours cherché à faire des liens plutôt que de souligner les frontières. J’ai toujours cherché à tisser, finalement. Et, j’ai toujours cherché à tisser un motif, qui aurait ce potentiel universel, ce langage commun, qui m’est si cher. Et aussi loin que j’ai pu aller sur mon vélo, j’ai toujours observé les humains dans les champs, enrouler le paysage sur lui-même ». »
Extrait de la performance Le vélo à tisser Jacques Anquetil